La perception des risques alimentaires
par les consommateurs
Ce 5 décembre, Pascale Hébel (Crédoc) animait un Atelier de la DGCCRF sur le thème « Sécurité des produits : quelles attentes des consommateurs ? »*. Emmanuelle Lefranc** (Photo), sociologue doctorante à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC) a mis en lumière cet « apparent paradoxe » : « On ne meurt quasiment plus de toxi-infections alimentaires … Mais la perception dominante des occidentaux est que les risques alimentaires sont aujourd’hui bien plus élevés qu’ils ne l’étaient par le passé ».
Les consommateurs sont confrontés « au dilemme de l’omnivore » : ils sont néophiles par nécessité (de manger varié et équilibré) et néophobe par prudence (« pourquoi manger cet aliment que je ne connais pas ? »). La culture culinaire joue un rôle fondamental dans le comportement des consommateurs. C’est elle qui définit le répertoire du mangeable : « Ce qui est connu pour être bon à manger, l’est à penser et peut donc être incorporé ». Tout changement de cet « ordre culinaire » peut induire gêne, anxiété ou dégout. La néophobie alimentaire connue (et normale) chez l’enfant peut apparaître chez l’adulte. Si nous ne mangeons pas d’insectes, c’est parce qu’ils sont hors de notre registre de culture.
A noter que la dissonance cognitive peut émerger lors de l’affaiblissement de la culture alimentaire qui fait le lit de l’incertitude. La principale crainte est liée à l’acte de l’incorporation – faire soi d’un élément extérieur – qui reste fondatrice de l’identité. La crainte serait d’incorporer le mauvais « objet » qui pourrait rendre malade et nous rendre étranger de nous-même. Les aliments étant de moins en moins connus, identifiés ou maitrisés, les peurs alimentaires sont constitutives du rapport à la nature : plus on éloigne les mangeurs des zones de production, plus ils ignorent tout des produits. Les mangeurs urbains hors sols ont besoin d’être rassurés sans cesse.
Les raisons de l’angoisse
Pourquoi cette angoisse s’emballe aujourd’hui ? Les raisons ne manquent pas :
– le mode de l’information portée sur l’alerte est un facteur aggravant de ces peurs. La cacophonie alimentaire et nutritionnelle entretien l’incertitude et créée le doute. Les consommateurs sont soumis à un marché de l’information et à un marché cognitif d’une ampleur jamais connue. Les chercheurs en sociologie cognitive ont souligné l’impossibilité pour les consommateurs de se repérer dans cette cacophonie ;
– des informations très anxiogènes peuvent générer une lisibilité cognitive efficace. C’est ce qui explique que le pessimisme et l’inquiétude dominent. Alors que depuis le début du siècle dernier, les intoxications alimentaires entrainant la mort ont décliné, et alors que les maladies cardiovasculaires et les cancers ont supplanté toutes les autres causes de décès, les craintes exprimées positionnent toujours les peurs alimentaires en tête des risques perçus les plus élevés ;
– il y a un accroissement de l’écart de la perception des risques entre les catégories de populations : si le nucléaire semble recouvrir le 1er risque pour les étudiants, il n’arrive qu’en 20ème position pour les experts. 56% des Français pensent que les aliments qu’ils consomment nuisent à leur santé, notamment en raison du risque chimique : antibiotiques, hormones, résidus phytosanitaires, métaux lourds, … ces données issues d’enquêtes européennes sont confirmées en France par les études OCHA/Crédoc ;
– ce ne sont pas les aliments qui attisent les peurs, mais les produits chimiques qu’ils sont susceptibles de contenir. Pas les aliments, à l’exception de la viande, qui cumulent les craintes soulevées par l’alimentation animale (impact sur la santé de l’homme et sur l’environnement), ainsi que celles liées au bien-être animal ;
– informer n’est pas rassurer : les gens les plus éduqués expriment le plus de peurs. Le potentiel d’indignation varie selon les facteurs « subjectifs » de la perception du risque : c’est ce qui expliquent que des individus tolèrent ou minorent des risques connus comme la consommation excessive d’alcool ou d’aliments sucrés, … tout en se méfiant de risques moins connus ou moins établis.
Faire confiance, c’est adhérer
Les travaux des psychosociologues conduits aux Etats-Unis montrent que selon leurs catégories (Ex. : les hommes blancs), la réponse moyenne à la perception des risques varie. Si certains sont moins sensibles aux risques, c’est d’abord parce qu’ils sont plus proches des pouvoirs et lieux de décisions, et donc en meilleure en position pour accorder leur confiance. Ne pas avoir peur et faire confiance, c’est conforter le système en place. Les peurs alimentaires sont ainsi fonction de l’adhésion ou de la critique politique du système. A noter que cet « effet white man » sur la perception naturelle des risques a été mise en évidence dans de nombreux autres secteurs. Emmanuelle Lefranc ajoute : « Une étude sur les personnes qui décident de moins, ou de cesser de consommer du lait a mis en évidence que ce n’est pas tant le lait qui pose problème, mais le modèle qui fait que ce produit soit perçu comme industriel et à disposition généralisée de tous : la posture idéologique précède le symptôme physiologique ». Tout se passe comme si l’organisme somatisait, via la survenue d’une « allergie aux protéines du lait ».
De la méfiance à la défiance
La où la méfiance est une dimension nécessaire à la confiance, la défiance qui émerge chez les consommateurs, est une véritable rupture. Le méfiant ne fait que s’inquiéter du risque, recherche la réassurance pour recouvrir le lien au produit. Le défiant remet en doute la bienveillance des producteurs, des experts et des autorités. Les institutions ont pris en compte cette évolution avec l’adoption du principe de précaution et la reconnaissance du statut des lanceurs d’alerte : si ces moyens se sont montrés efficaces pour sauvegarder la confiance, il faut bien mesurer que l’alimentation est aujourd’hui le lieu de l’expression des cultures et des maux politiques.
(**) Présentation Pdf d’Emmanuelle Lefranc
(*) Podcast sonore de l’Atelier à réécouter ici
Extrait de L’ACTU, la lettre hebdomadaire de Culture Viande n° 49 du 7/12/18
Contact : François Cassignol, fcassignol@cultureviande.fr – Tél.: 01 53 02 40 04